Au fil de l'autre

Carnet de notes de mes explorations: filage, tissage et teintures
  

22.11 Les schémas mentaux: comment enseigner une technique comme la teinture

Au-delà des catégories de rapport au monde que j'ai exposées dans  le billet sur "Robinson des bois" et des intentions/finalités que l'on trouvera dans le billet "L'horizon du teinturier", on peut aussi envisager les schémas mentaux d'apprentissage.

Ce n'est qu'en les connaissant (intuitivement ou expressément comme ci-dessous) qu'on peut corriger la donne quand un élève semble ne pas adhérer au contenu du cours.

Les profs de métier reconnaîtront leurs élèves dans les cas de figure ci-dessous.

Celui qui veut toujours comprendre pourquoi/comment. Une recette ne lui suffit pas. Ado, il démontait les mécanismes pour les comprendre. Adulte, il a compris qu'il ne suffit pas de démonter, il faut savoir remonter! Il a gardé le tic du pourquoi/comment. C'est plus qu'un tic: il ne retient tout simplement pas ce qu'il n'a pas compris.

Celui qui ne se repère que grâce à l'historique du procédé. Il faut qu'il le place dans l'historique de son pays ou du monde avant de se l'approprier.

Celui qui préfère essayer par lui-même PUIS lire la recette, comme il visite une ville AVANT de lire le guide touristique. S'il écrit un blog, il a le défaut de répéter "mais tu n'as qu'à essayer, tu adaptes, tiens!", oubliant que c'est SON schéma mental à lui.

Celui qui veut une recette pas à pas, très normée, en raison de son incertitude fondamentale (c'est rarement de la paresse). C'est souvent lui qui veut un livre entier, complet, structuré, et qui n'aime pas picorer sur la toile. Souvent, il est attaché aux "rituels": ne changez pas les modes opératoires! Vous les déstabilisez. Il aime les conclusions claires, il n'aime pas un texte qui se termine par des questions supplémentaires à celles qu'il se pose déjà.

Celui qui préfère une plateforme générale, qu'il adaptera pour ses propres recettes. C'est l'esprit synthétique de la classe, il veut des catégories, des principes généraux. Il mettra tout à sa sauce perso. Pas besoin de conclusion, il gère!

Celui qui a besoin de se référer à des autorités: il ne pratiquera la recette que si le grand professeur X l'emploie ou si son magazine favori l'a représenté. Généralement, il veut des références d'études scientifiques à tout énoncé. Et n'aime pas, mais pas du tout, qu'on ose critiquer son prof' de chimie...

Celui qui a besoin d'expliquer aux autres pour comprendre. Pas de panique! Il ne prend pas votre place, c'est son fonctionnement...

Celui qui a déjà du métier et ne veut rien entendre de nouveau. C'est lui qui rétorque : "ah, madame, si c'était vrai, ça se saurait"....

Et enfin le pragmatique: "allez, droit au fait, on commence à jouer? Fini la théorie, je veux teindre!" Imaginez s'il est assis à côté de celui qui a besoin d'un contexte historique/géographie/etc. ça en fait des coups-de-coude-mais-tais-toi-donc...

J'exclus des cas extrêmes comme celui qui est prof dans un autre domaine et sait tout mieux que les autres; celui qui interrompt, etc. car ce ne sont pas là des cas de figure de schéma mental d'apprentissage, mais bien des états d'âme.

Le but de l'enseignant n'étant tout compte fait que de donner à son auditoire les moyens de s'approprier une matière/une technique, de l'intégrer et de la faire sienne, le prof de métier doit pouvoir expliquer la matière/la technique de six ou sept façons différentes.

Je souris en stage quand, pour répondre à une question d'élève ("j'ai pas compris"), le prof reprend strictement la même phrase, comme si l'élève était sourd. Bé non! "Pas capté " est différent de "j'ai pas entendu".  C'est du pur bon sens... et pourtant on tombe tous dans le panneau.  

Je reviens aux livres et aux manuels: il est virtuellement impossible de s'adresser à tous les schémas, il faut choisir son "interlocuteur imaginaire".

Ajout post-publication

Indiscrétion: "et toi tu es qui là dedans?"

Un peu tout le monde, à mes heures, bien sûr. Mais je suis aussi Faraday quasi en permanence.

Si j'en crois un livre d'Hervé This, un des préceptes de ce brillant scientifique britannique était de toujours vérifier ce qui est énoncé.  

Imaginez l'amour dans les yeux des profs quand ils me voient fonctionner en stage. Ils ont 20 à 40 ans de métier, et au premier cours je les interroge "d'où tenez-vous cette info? vous permettez que je vérifie ? Ouep, bon, je vais voir chez moi si ça fonctionne".
Oh! que d'amour je reçois alors...

Cela se paie cher de poser trop de questions. Petite anecdote que je regarde avec le sourire aujourdh'ui mais qui m'a bien tannée, jeune. Un ami de mon père, richissime, couvrait ma soeur de cadeaux lors de ses visites. Ahurie comme toujours, surtout vers 15 ans, je mets un bout de temps à m'en rendre compte.
- "Dis donc, Gab, pourquoi je reçois rien moi?"
-  "Toi, ma chère, tu poses trop de questions. Les filles c'est pas comme ça".

Et boum! prends ça...

Je reprendrai dans les profils le "Faraday", celui qui veut tout vérifier.

Ajout 2

On ajoute à ces catégories le grand schisme masculin/féminin...  

Pas étonnant que la mouvance 'teinture rapide et facile" soit née des blogs féminins. Les filles mènent de front quatre journées: le boulot, la famille, l'amoureux, les hobbies...

En apprentissage d'artisanat, je vois bien que les mecs y mettent toute leur énergie (et leur budget: rien n'est trop cher comme appareillage s'il leur semble utile) alors que les filles doivent louvoyer entre les demandes (et réservent en général leurs débordements de budget à acheter un nouveau cartable pour le petit dernier).

Caricature? Pas tellement si vous ouvrez les yeux et regardez sociologiquement sans parti pris. Ce n'est pas génétique, c'est que la vie nous a "dressés" comme ça. Parole de féministe de la première heure, féministe hard core ui plus est.

Mon prof de céramique à l'Académie de Charleroi en 2000: "Vous étudiez la poterie du bout des doigts, les filles! Moi quand j'ai étudié, j'aurais dormi à l'Académie tant j'étais passionné...". Certes, lui répondais-je, on n'a pas l'air aussi passionnées que toi, mais on n'a pas les mêmes libertés en plages horaires. Cela n'implique pas moins de passion...