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Au fil de l'autre

Carnet de notes de mes explorations: filage, tissage et teintures
  

Que faire d'un bain encore riche?

2.12.2023 Parfois, un bain reste en fin de séance, encore riche de colorant. Or, le prochain rendez-vous à l'atelier est dans une quinzaine. Que faire d'autre qu'en produire une laque? En faire un extrait maison.



Parfois, un bain de teintures reste en fin de séance, encore riche de colorant. Or, le prochain rendez-vous à l'atelier est dans une quinzaine. Qu'en faire, sachant que, laissé à l'abandon, il fermentera et, possiblement, moisira. L'exception: la cuve d'indigo et les extractions alcalines.

Je détaille ce que je ferais - au conditionnel car, dans les faits, j'ai tellement de petits écheveaux ou rubans (càd non encore filés) de laine, coton, soie etc que j'en ai toujours assez pour épuiser un bain de teinture. J'en jette dans les vieux bains, car il faut bien des tons pastels pour pouvoir jouer de l'arc-en-ciel en tissages.

Comme d'habitude, je note pour un clone de moi-même dans six mois. Je ne teins pas souvent, et entre les passages à l'atelier j'oublie certains détails. Par ailleurs, j'ai expliqué ceci à une amie, qui me demande d'en avoir le détail.

En route pour mon résumé à moi-même et à M.

Certains hobbyistes congèlent leurs bains, ce qu'en tant qu'écolo pratiquante de longue date je trouve abusif, même si je suis une écolo fluo et non Robinson. D'autres les stérilisent en wek, comme on stérilise le jus de tomates. D'autres encore les laissent vivre leur vie et, lorsqu'ils reprennent la teinture, ôtent la couche de moisissure et teignent comme avant. Je ne suis pas sûre que les moisissures ne sont que dans la couche supérieure. C'est celle qu'on voit, mais le monde microbien doit s'être installé dans le jus-même. Pas de souci bactériologique pour moi, je ne suis pas une hystérique de la listeria. Mais: la fermentation et/ou la moisissure travaillent sur les enzymes. Dans quel sens? Positif? Négatif?

N'ayant pas de chercheur sous la main qui ait étudié le domaine, je resterais alors dans le flou artistique. Or, j'aime être efficace. J'aime parfois les surprises, mais je me lasserais vite de ne vivre *que* des surprises en teinture.

Enzymes et autres modifications de contexte

Au passage, petite explication sur les enzymes en teinture en partant de la cuisine et en passant par la physiologie. Les enzymes sont de minuscules couteaux moléculaires, qui découpent le vivant pour le transformer. Dans le corps, ils réduisent les "amas" moléculaires provenant de la nourriture pour les rendre utilisables à l'état de molécule simple par les organes: de l'huile de tournesol est transformée entre autres en oméga6 de forme compréhensible par les réseaux de l'organisme, par exemple. Idem pour les farineux, les légumes, etc. On ne les voit pas, bien sûr.

En cuisine, on peut voir l'effet d'enzymes en revanche, rayon légumes. Vous êtes vous demandé pourquoi on demande de blanchir les courgettes avant de les congeler? C'est que les légumes sont riches d'enzymes qui vont décomposer la matière (voie normale de la vie...), et qui restent actifs même à -18°C. Or, ces "couteaux du vivant" sont neutralisés, désactivés si vous voulez, dès qu'on dépasse la température de 70-80°C. On blanchit donc en jetant les dés de courgette dans une eau bouillante, 30 secondes, le temps d'émousser nos enzymes. On refroidit et on congèle.

Faites l'expérience à la bonne saison: congelez une courgette telle quelle ou une courgette blanchie. Sortez-les du congélo un mois après: la première sera comme une vieille chaussette, les enzymes auront continué à bosser; la deuxième sera encore semi-croquante après cuisson. On n'aura jamais la qualité des surgelés du commerce, car les industriels utilisent d'autres techniques. On n'aura donc pas du coquant de chez croquant.

Revenons aux teintures qui, cochenilles et lac exceptés, sont l'équivalent de nos légumes , racines ou écorces (de tisanes). Lors de la cuisson des bains, on libère ou on nique certains enzymes dans la garance européenne (tinctorium) si on chauffe vite et fort ou si on chauffe doucement, en progression, sans dépasser les 70°C: on obtient plutôt des bruns ou du rouge, selon un cas ou l'autre.

On a appris dans les ateliers avec Michel Garcia que le sophora /pagoda tree contient un enzyme qui altère la brillance de la couleur. Dans ce bain, il faut bouillir sérieusement, et vite, pour détruire cet enzyme. C'est l'inverse du procédé garance tinctorium.

Sur le groupe fb Natural Dye Education, une participante avait obtenu un superbe rouge chaud en faisant par erreur bouillir 3 heures du bois du Brésil. On peut imaginer que cette écorce contient le même type d'enzyme, qui bloquait la révélation d'un constituant.

Or, on revient aux fermentations, le changement de pH est une forme de cuisson. En cuisine, on "cuit" les poissons au citron, à la mode d'Haiti. L'hyperacidité fait cuisson, en quelque sorte. La fermentation laissée au naturel tire quasi toujours vers l'acide. En extraction alcaline à la Jenny Dean (ou en cuve d'indigo), on pousse l'alcalin par l'ajout de cristaux de soude (ou de chaux). , ce n'est pas une évolution naturelle.

Dès qu'on quitte le pH neutre de 7, on ne sait ce que la teinture va donner. Dans le cas du bain qui reste en terrasse pendant 15 jours, à fermenter, je ne sais quels tons seront produits, ni si le bain sera encore efficace, car je ne sais quels mécanismes profonds auront modifié la structure.

Je pourrais accepter le défi, mais je devrais alors procéder à des tests en fermentation acide pour chaque colorant. Je ne teins que deux à trois fois par an, pour mes besoins propres en tissage ou en couture. Il faudrait attendre une période où je mets ma casquette de laborantine (ne sont plus fréquents les moments où cette envie me prend, je préfère créer des tissages).

Les enzymes ne sont pas les seuls acteurs de changement. L'oxydation à l'air est aussi un facteur important: un bain de campêche peut s'oxyder à l'air en traînant dans un coin de l'atelier. Le contenu en tanins va virer au brun, dans ce cas, si je me rappelle bien. Tout cela est donc bien peu contrôlable pour celui qui veut vaguement maîtriser les tons et les forces des bains.

Bis repetita sur la conservation des bains: je parle ici pour mon cas. Je n'ai strictement aucun jugement de valeur sur les pratiques des autres teinturiers de hobby. Chacun dans son jardin et l'église sera bien gardée, n'est-ce pas...

NB. Les extractions alcalines (XA) ne sont pas une fermentation. On extrait la couleur, parfois avec la laine dans le bain, à froid, en pH de 10, sur 48 heures. Sur ce court délai, pas de fermentation possible. Je privilégie les XA pour la garance, car cette dernière donne vite l'alizarine en bain alcalin; et pour les bruns rougeâtres de cachou, car l'alcalin favorise ce rouge.

Les fermentations à la Rieger n'en sont pas non plus, si j'en juge par mes essais de novice en 2012, pendant quelques mois. On leur donne cette appellation, mais ce n'en sont pas. J'ai beaucoup lacto-fermenté en cuisine, y compris fabriqué des fromages. Je n'ai jamais retrouvé les signes physiques ou odorants d'une fermentation dans l'alternance de bains alcalins et acides chez Rieger. Dans mon interview de Michel Garcia précitée, ce dernier expose bien les défauts de la méthode. Dans les faits, pourquoi cela semble-t-il efficace? Parce qu'en alcalin, à froid, on ouvre les écailles de la laine comme si on chauffait; en passant ensuite en acide, situation idéale pour la laine, on favorise la prise de couleur. On pourrait tout aussi bien amorcer par un trempage *à froid* en alcalin, suivi d'un long trempage dans la teinture en pH acide, je pense qu'on aurait ainsi le même effet que les prétendues fermentations de Rieger.

Mais vu que les résultats chez moi étaient très aléatoires (alors que je documente tout comme une petite laborantine de province), vu que la teinture par semibouillon est très efficace, vu que Michel nous a appris les monobains acides aussi efficaces, qui peuvent fonctionner à 40°C (en solaire en été et sur le poêle en hiver), j'ai abandonné cette piste Rieger.

Que faire des bains encore riches en colorants? Un extrait!

Revenons à la question de départ. J'ai exposé comment on peut en faire des laques, en ajoutant de l'alun (et dese tanins) pour révéler la couleur puis une base pour précipiter le colorant - laques qu'on sèche en poudre et qui serviraient à la peinture (pigments) ou qui pourraient être redissoutes pour une teinture ultérieure.

On peut aussi en faire un extrait. Version cowboy: on peut prendre le risque de bouillir longtemps pour réduire l'eau, obtenir une pâte qu'on conserve avec un peu d'huile essentielle, mais on risque alors de bousiller certains enzymes. Version informée: dans un atelier qui fait partie des essentiels à suivre pour comprendre les fondements de la teinture modernisé, Michel montre comment produire des extraits en pâte, forme qui permet de conserver les colorants d'un bain. C'était une procédure courante antan.

Cet atelier est le DVD nr 4 chez SlowFiberStudio: Natural Dye Workshop IV: Beyond Mordants

En industrie, les extraits colorants qui sont devenus monnaie courante en teinture de hobby sont fabriqués par macération hydroalcoolique, puis séchage par vaporisation très spécifique, avec des instruments complexes. Ce n'est pas à la hauteur d'un hobbyiste. Michel propose plutôt d'ajouter de la chaux aérienne en poudre dans un bain en cours (il le montre pour campêche et sophora, mais ça vaut pour tous les bains sauf indigo), on vient de faire un extrait calcique ("calcium" de la chaux). On saupoudre jusqu'à ce qu'on voie le précipité. J'aime que, dans ses ateliers, Michel ne se focalise pas sur les doses mais bien sur les procédés. C'est ainsi qu'on apprend, les amis!

Bref: on jette alors le liquide surnageant (surnatant en anglais) transparent, on garde le précipité, en ajoutant une goutte d'huile essentielle de girofle ou de thym. Lorsqu'on voudra teindre, on ajoutera de l'eau et un acide faible comme de l'acide citrique (ou vinaigre? je testerai): refrain connu, pas de dosage, "assez" jusqu'à voir la dissolution après avoir remué. C'est dissous quand le liquide devient translucide, comme l'est une teinture classique. A ce moment, on chauffe et on teint selon le procédé ad hoc pour cette fibre et ce colorant.

Vu que j'épuise mes bains (tout comme j'épuise ma famille par mes multiples activités), je n'ai pas encore testé ce procédé. Je le ferai en décembre, car je me sens laborantine coquine pour le moment.


 

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